Il y a quelques années seulement, la stratégie d’entreprise était l’apanage du seul dirigeant qui en confiait la communication au service marketing, le suivi au service client, la gestion à la comptabilité et les soucis au service juridique.
Internet a littéralement fait voler en éclats ces départements cloisonnés et a fait émerger un nouveau poste plus que jamais déterminant au sein de l’entreprise : le responsable de la stratégie digitale qui regroupe à lui seul toutes ces fonctions.
Comprenant qu’il s’agit désormais d’une question de survie, le dirigeant sensibilisé à ce sujet aura dressé le constat suivant : en quelques années voire parfois quelques mois, des pans entiers de l’économie ont été impactés par de nouveaux acteurs qui ignoraient tout de telle ou telle activité mais qui, en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, sont parvenus à s’accaparer une large part du marché avec un simple ordinateur !
L’on a alors assisté à la quasi disparition de certaines sociétés pourtant bien établies, au chiffre d’affaire jadis coquet mais qui n’ont pas su appréhender l’évolution de notre rapport au Web.
« Je ne comprends pas… Notre marque était bien connue. Nous avions un site internet, une page facebook voire un compte twitter… Et pourtant, nous avons été balayés par deux jeunes gens sortis frais et moulus de la dernière promotion HEC, qui n’étaient pas du métier mais qui ont créé une start-up, cassé les prix, laminé notre portefeuille client et nous ont fait couler ».
Comment est-il donc possible qu’une telle chose ait pu se produire ? Plusieurs raisons peuvent être identifiées mais il en est deux qui supplantent peut-être toutes les autres : d’une part, les victimes de cette révolution digitale n’ont pas perçu le chamboulement du parcours client induit par le nouvel usage d’internet. D’autre part, une grande partie des opérateurs économiques (surtout liés à la prestation de services) n’a pas perçu l’automatisation et la standardisation d’un grand nombre de prestations à faible valeur ajoutée, pour lesquelles les clients ne consentent plus à payer le moindre centime d’euros.
S’agissant de la première cause – la double évolution du parcours client et de notre rapport au Web -, Caroline Faillet l’explique très bien dans son ouvrage l’art de la guerre digitale : le Web 1.0, apanage des moteurs de recherche, a ouvert à l’internaute un fantastique espace de recherche et de documentation où il a pu s’auto-éduquer.
Avec le Web 2.0, il a pu échanger sur les réseaux sociaux sur le contenu de ses découvertes. Le Web 3.0 lui a ensuite offert l’occasion de concourir à l’opération économique à propos de laquelle il s’est documenté et a pu échanger avec tel ou tel internaute partageant son intérêt pour cette opération.
En d’autres termes et de manière plus profane, l’internaute a pris conscience de sa capacité à accéder à l’information, en parler, échanger à son sujet pour ensuite orienter son choix de la manière qu’il juge la plus éclairée possible.
En préalable à son acte d’achat (matériel ou prestation de services), le prospect ne se satisfait donc plus du tout des sites vitrines, où l’entreprise invite simplement le chaland à contracter avec elle au prétexte d’une compétence affirmée sur son secteur d’activité.
C’est précisément ce que les e-business-men ont parfaitement compris : lors même que les dirigeants à la vision classique ne s’intéressaient qu’à l’acte d’achat en lui-même, ces nouveaux entrepreneurs ont placé le prospect au cœur de leur réflexion en focalisant toute leur stratégie sur un seul et unique point : anticiper le positionnement de leur entreprise sur le parcours client, à savoir dès le stade de la recherche.
Plaçant le client au cœur de leur stratégie, le but était pourtant simple (mais encore fallait-il y penser !) : comment l’internaute verbalise-t- il sa recherche ? Avec quels mots ? Quelles sont les pages des sites qui retiennent son attention ? Quelles sont les informations qu’il cherche ? Quelles sont celles qu’il exploite ensuite pour opérer son choix et finaliser son acte d’achat ?
Ces nouveaux entrepreneurs ont alors investi dans le référencement, l’achat de mots clefs, la collecte et l’exploitation des cookies (traces que l’internaute laisse à chaque passage sur tel ou tel site), la conception et le développement d’algorithmes. Le but ? Parvenir à tout connaître de l’internaute avant même sa démarche de recherche non seulement pour l’orienter immédiatement vers la nouvelle entreprise, mais encore lui suggérer des produits ou prestations auxquels l’internaute n’aurait pas songé ab initio.
Voici donc comment ces nouveaux e-business-men sont parvenus à capter des pans entiers de clientèle, sans même être spécialement orfèvres en leurs produits ou prestations ainsi commercialisées.
La deuxième cause à cette « ubérisation » tient dans le fait que l’internaute documenté, instruit, ayant échangé sur les réseaux sociaux, n’accepte plus de payer des prestations auxquelles il est lui-même capable de concourir. Les exemples sont légion : les experts-comptables savent désormais que leurs clients ne paieront plus la saisie des écritures ; qui accepterait aujourd’hui pour bénéficier d’un taxi d’être contraint d’appeler un numéro surtaxé, avec une facturation du temps d’attente pour simplement révéler sa situation actuelle et sa destination ?
Chacun l’aura compris : les nouveaux entrepreneurs ont imaginé de faire collaborer le client à sa propre démarche d’achat en l’impliquant et en automatisant la prestation standardisée, dénuée de valeur ajoutée.
Une fois ce constat opéré, vient l’heure des solutions. Le premier conseil sera d’ériger la stratégie digitale de l’entreprise au frontispice de la politique de développement, en plaçant l’internaute au cœur de tout process interne. Le deuxième conseil sera de se doter d’outils d’analyse permettant de positionner l’entreprise au plus près de sa cible client, dès le stade de la recherche et parfois même en amont. Le CRM (ou logiciel de gestion de la relation client) est aujourd’hui un outil dont peu d’entreprises peuvent faire l’économie, sous la condition que ledit CRM soit doté de fonctionnalités innovantes – ce qui est loin d’être encore le cas (de type écoute des réseaux sociaux par exemple et bien d’autres encore, le but étant de tirer un maximum de partie du fameux big data). Le troisième conseil sera de rester connecté à son marché, en identifiant de manière fine les lieux d’échange et de discussion à propos des produits et prestations vendus par l’entreprise. De précieuses informations pourront ainsi être collectées et remontées à la Direction digitale pour en tirer immédiatement les conséquences qui s’imposent car tout va désormais très vite. Le quatrième conseil sera d’identifier en interne les prestations à valeur ajoutée faible ou nulle (qui devront alors être immédiatement automatisées) et celles qui pourraient très bien être déléguées aux clients eux-mêmes. Celui-ci sera ravi de concourir à son acte d’achat et l’entreprise pourra alors facturer sa prestation (ou vendre son produit) moins cher. Le cinquième conseil sera d’opérer un audit au sein de l’entreprise, afin de cerner les prestations qui seraient susceptibles d’être externalisées à moindre coût : pourquoi consacrer de la ressource interne à certaines prestations, alors que d’autres opérateurs présents sur le marché développent un savoir-faire sur ces points qu’il serait beaucoup plus efficace et économique d’utiliser ? Nul doute que tout ceci s’imposera très vite…. Et même aux Avocats !
Stéphan GADY,
Avocat
Eurojuris [1]
« Article initialement publié dans le JMJ n°53 »